1
L’Éventreur de Horshaw
Lorsque les cris s’élevèrent, je me détournai et pressai les mains contre mes oreilles à m’en briser les tempes. Dans l’immédiat, il n’y avait rien que je puisse faire. Mais cet appel au secours d’un homme torturé retentit longtemps, avant de s’éteindre, au loin.
Je restai donc dans l’obscurité de la grange, parcouru de frissons, à écouter la pluie tambouriner sur le toit en m’efforçant de reprendre courage. C’était une sale nuit, et le pire restait à venir.
Dix minutes plus tard, le terrassier et son aide se présentèrent, et je me précipitai à la porte pour les accueillir. Je leur arrivais à peine à l’épaule tant ils étaient grands.
— Eh bien, mon gars ! Où est M. Gregory ? demanda le patron, une note d’impatience dans la voix.
Il leva sa lanterne et promena autour de lui un regard inquisiteur. Ni lui ni son compagnon ne paraissaient du genre à s’en laisser conter.
— Il est bien malade, dis-je, tâchant de dominer la nervosité qui me faisait chevroter. Une mauvaise fièvre le cloue au lit depuis une semaine ; il m’a envoyé à sa place. Je suis Tom Ward, son apprenti.
L’homme me jaugea d’un regard, levant si haut les sourcils qu’ils disparurent sous la visière de sa casquette dégoulinante.
— Eh bien, monsieur Ward, reprit-il, non sans un brin de sarcasme, nous attendons vos instructions !
Je tirai de ma poche le plan dessiné par le maçon. Le terrassier s’en empara, déposa sa lanterne sur le sol de terre battue, puis, après avoir jeté un coup d’œil à son aide, hocha la tête d’un air entendu et s’agenouilla pour étudier le papier à la lumière. Le maçon y avait inscrit les dimensions de la fosse à creuser, ainsi que les mesures de la dalle de pierre qu’il faudrait mettre en place.
Au bout d’un moment, le terrassier hocha de nouveau la tête et se remit debout. Un pli soucieux lui barrait le front :
— La fosse devrait avoir neuf pieds de profondeur. Ce plan en indique seulement six.
Il connaissait son travail. Lorsqu’il s’agit d’un gobelin ordinaire, six pieds suffisent ; mais, pour un éventreur, l’espèce la plus dangereuse, la norme est de neuf pieds. Malheureusement, le temps manquait pour creuser aussi profond.
— Ça ira, dis-je. Mais tout doit être prêt au matin, sinon, il sera trop tard, le prêtre sera mort.
Jusqu’alors, j’avais eu devant moi deux costauds chaussés de grosses bottes et emplis d’assurance. Ils semblaient soudain nerveux.
Je leur avais envoyé un billet leur expliquant la situation et leur donnant rendez-vous à la grange. Je l’avais signé du nom de l’Épouvanteur, pour être sûr qu’ils se déplaceraient.
— Tu sais t’y prendre, petit ? demanda le patron. Tu as déjà fait ce genre de boulot ?
Je le fixai dans les yeux en m’efforçant de ne pas ciller :
— Ma foi, j’ai embauché les deux meilleurs terrassiers du Comté, c’est un bon début.
J’avais prononcé les mots qu’il fallait. Il eut un large sourire :
— Quand la pierre arrive-t-elle ?
— Avant l’aube. Le maçon l’apportera lui-même.
Le terrassier acquiesça d’un signe :
— Alors, on vous suit, monsieur Ward. Montrez-nous où il faut creuser !
Cette fois, nulle raillerie dans sa voix ; le ton était purement pratique. Il avait hâte de se mettre au travail et d’en avoir fini. C’était ce qu’on voulait tous les trois, et on n’avait pas beaucoup de temps. Je tirai donc mon capuchon sur ma tête et, le bâton de l’Épouvanteur dans la main gauche, les entraînai sous le crachin glacial.
Une charrette à deux roues, qui les attendait dehors, contenait leur matériel recouvert d’une bâche imperméable. Le cheval patientait entre les brancards, ses flancs fumant sous la pluie.
Nous coupâmes par le champ boueux, puis longeâmes la haie d’épineux jusqu’à l’endroit où elle s’éclaircissait, sous un très vieux chêne, à la lisière du cimetière. La fosse ne devait être ni trop loin, ni trop près d’une terre bénie. Les premières tombes n’étaient qu’à vingt pas.
— Voilà le meilleur emplacement, dis-je en désignant le pied de l’arbre.
Attentivement surveillé par l’Épouvanteur, je m’étais exercé à creuser des quantités de fosses. En cas d’urgence, j’aurais pu faire le travail moi-même ; mais ces hommes étaient des spécialistes, ils seraient plus efficaces que moi.
Pendant qu’ils retournaient chercher leurs outils, je me frayai un passage à travers la haie et louvoyai entre les tombes jusqu’à la vieille église. Elle était en fort mauvais état : des tuiles manquaient sur le toit, et les murs n’avaient pas vu un pinceau depuis des années.
Je poussai une petite porte donnant sur le bas-côté. Elle s’ouvrit avec un grincement de protestation.
Le vieux prêtre était étendu sur le dos, devant l’autel. Une femme le veillait en pleurant, agenouillée près de sa tête. L’église était inondée de lumière. La femme avait dû dévaliser la réserve de cierges de la sacristie et en avait allumé au moins une centaine, qu’elle avait fixés sur les bancs, le sol, le rebord des fenêtres, et surtout sur l’autel.
Comme je refermai la porte, un courant d’air fit vaciller les flammes. La femme se redressa, tournant vers moi un visage ravagé de larmes, et sa voix résonna sous les voûtes, pleine d’angoisse :
— Il est en train de mourir. Pourquoi as-tu été si long à venir ?
Il m’avait fallu deux jours pour arriver là, Horshaw étant à plus de dix lieues de Chipenden. Et je n’avais pu me mettre en route sitôt le message reçu : mon maître, trop malade pour quitter le lit, s’était d’abord opposé à mon départ.
D’ordinaire, l’Épouvanteur n’envoyait jamais ses apprentis travailler seuls tant qu’ils n’avaient pas suivi au moins une année de formation. Je venais d’avoir treize ans et n’étais en apprentissage que depuis six mois. Cette affaire difficile avait de quoi effrayer, car on y affronterait ce que nous appelions « l’obscur ». J’avais appris à me mesurer aux sorcières, spectres et autres créatures de la nuit. Mais étais-je prêt à ça ?
Il s’agissait d’entraver un gobelin, chose assez simple lorsqu’on s’y prend correctement. J’avais vu à deux reprises l’Épouvanteur à l’œuvre. Chaque fois, il avait embauché des gens de métier pour l’aider, et tout s’était passé en douceur. Ici, la situation était quelque peu différente. Il y avait des complications.
Ce prêtre, figurez-vous, était le père Gregory, le propre frère de l’Épouvanteur. Je ne l’avais aperçu qu’à une seule occasion, lors de notre bref séjour à Horshaw, au printemps précédent. Il avait dessiné de la main un grand signe de croix en nous voyant, le visage déformé par un rictus de colère. Mon maître l’avait à peine regardé, car ils n’éprouvaient plus d’affection l’un pour l’autre et ne s’étaient pas adressé la parole depuis quarante ans. Mais la famille reste la famille… C’est pourquoi, en définitive, il m’avait envoyé à Horshaw.
« Les prêtres ! avait-il craché avec rage. Pourquoi se mêlent-ils toujours de ce qui ne les concerne pas ? S’attaquer à un gobelin ! Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Qu’il me laisse donc faire mon travail ! »
Une fois calmé, il m’avait longuement donné ses instructions, sans omettre le moindre détail, puis m’avait fourni les adresses du maçon et du terrassier que je devrais embaucher. Il m’avait aussi indiqué un médecin, insistant sur le fait que lui seul serait compétent. C’était une difficulté de plus, car ce docteur habitait assez loin. Je lui avais envoyé un mot. Il me restait à espérer qu’il avait pu partir aussitôt.
Je regardai la femme qui épongeait le front du prêtre avec un linge, repoussant ses cheveux blancs, gras et ternes. Les yeux du vieil homme roulaient furieusement dans ses orbites. Il ignorait qu’elle avait envoyé chercher l’Épouvanteur. S’il l’avait su, il s’y serait opposé ; aussi était-ce une bonne chose qu’il n’ait pas encore remarqué ma présence.
Les cierges faisaient danser des étincelles de lumière dans les yeux de cette femme en larmes. Il s’agissait de sa gouvernante, elle n’était même pas de la famille, et je me souviens d’avoir pensé qu’il était sûrement très bon avec elle pour qu’elle se montre si bouleversée.
— Le docteur va arriver, lui dis-je. Il lui administrera une potion pour calmer la douleur.
— Il a souffert toute sa vie, me répondit-elle. Et je ne fais qu’ajouter à sa peine. Par ma faute, il a une peur terrible de la mort. Il est dans le péché, il sait ce qui l’attend.
Quelles que soient les fautes qu’il avait commises, le vieux prêtre ne méritait pas une telle épreuve. Personne ne la mériterait. C’était certainement un homme courageux. Courageux ou stupide. Quand le gobelin s’était manifesté, il avait tenté de le combattre avec ses armes de prêtre : sonneries de cloches, saintes lectures et cierges. Ce n’est pas ainsi que l’on vient à bout de l’obscur ! Un gobelin ordinaire se serait contenté, dans la plupart des cas, d’ignorer le bonhomme et ses exorcismes. Il aurait peut-être fini par s’en aller, et, comme bien souvent, on aurait attribué cette réussite au prêtre.
Mais celui-là appartenait à l’espèce la plus redoutable, celle des « éventreurs de troupeaux », ainsi appelés parce qu’ils se nourrissent de sang frais. Or, avec ses conjurations, le prêtre avait attiré sur lui l’attention de la créature, et il serait bien chanceux s’il s’en sortait vivant. Quant à l’éventreur, il était au faîte de sa puissance et avait pris goût à la chair humaine.
Le dallage se fissura soudain, de l’autel jusqu’à l’homme étendu, s’ouvrant sur la largeur d’une main. Du fond du trou, le gobelin attrapa le pied du vieux prêtre et tira sa jambe dans le sol jusqu’au genou. À présent, tapi dans les ténèbres souterraines, il lui suçait le sang, aspirant lentement ses forces vitales telle une énorme sangsue, gardant sa victime en vie le plus longtemps possible pour prolonger son propre plaisir.
Quoi que j’entreprenne, l’existence du père Gregory ne tiendrait qu’à un fil. Mais il me fallait à tout prix entraver le gobelin. Maintenant qu’il avait bu du sang humain, celui du bétail ne le satisferait plus.
« Sauve mon frère si tu peux, m’avait dit l’Épouvanteur, alors que je m’apprêtais à partir. Assure-toi cependant avant tout que tu es venu à bout de la créature. C’est ton premier devoir. »
Je commençai mes préparatifs.
Je retournai à la grange avec le terrassier, laissant son aide creuser la fosse. L’homme savait ce qu’il avait à faire : puisant dans une citerne, il remplit d’eau, à mi-hauteur, un grand seau qu’il avait apporté, un récipient solide en bois, cerclé de métal. C’était l’un des avantages de travailler avec des gens d’expérience : ils fournissaient le matériel lourd.
Il alla ensuite prendre un gros sac dans sa charrette et versa dans l’eau son contenu, une poudre brune, par petites quantités, sans cesser de touiller avec un bâton.
Peu à peu, la mixture s’épaissit, devenant de plus en plus difficile à remuer, et puant pis qu’une charogne, ce qui n’était guère surprenant, vu que la poudre était essentiellement composée d’ossements broyés. On obtiendrait ainsi une colle très puissante. Mon maître fabriquait toujours la sienne, et il m’avait enseigné le procédé. Mais il y avait urgence, et le terrassier, même s’il suait et soufflait, avait les muscles qu’il fallait pour ce travail. Je n’avais même pas eu besoin de le lui demander.
Lorsque le mélange fut lisse, j’y ajoutai ma provision de limaille de fer et de sel, répartissant soigneusement les ingrédients. Le fer est redoutable pour les gobelins, parce qu’il leur ôte leurs forces ; quant au sel, il les brûle. Une fois dans sa fosse, le gobelin n’en sort plus, car les parois, ainsi que la face interne de la dalle qui la ferme, sont engluées de colle. La créature est obligée de se ratatiner dans le peu d’espace qui lui reste. Le problème, bien sûr, est d’obliger le gobelin à entrer dans la fosse… Cela, je m’en inquiéterais le moment venu.
Finalement, le terrassier et moi fûmes satisfait de notre ouvrage. La colle était prête.
En attendant que la fosse soit terminée, je guettai l’arrivée du médecin devant l’église, au bout de la rue pavée et tortueuse venant du centre de Horshaw.
Il avait cessé de pleuvoir ; l’air semblait immobile. Nous étions à la fin de septembre, et le temps n’allait pas en s’améliorant. Bientôt, les orages remplaceraient la pluie ; les roulements assourdis du tonnerre avaient le don de me rendre nerveux.
Au bout de vingt minutes, j’entendis au loin un claquement de sabots. Galopant comme s’il avait tous les chiens de l’enfer à ses trousses, le docteur surgit au tournant de la route, son manteau voltigeant derrière lui.
J’avais à la main le bâton de l’Épouvanteur, aussi n’eus-je pas besoin de me présenter. Après sa course folle, le brave homme était hors d’haleine. Je le saluai d’un signe de tête. Laissant sa monture écumante brouter l’herbe du talus, il me suivit jusqu’à la petite porte. Je la maintins ouverte et m’effaçai pour qu’il entre.
Mon père m’a appris à traiter les gens avec respect ; ainsi, ils vous respectent en retour. Je ne connaissais pas ce médecin, mais, l’Épouvanteur ayant insisté pour que je l’appelle, je supposais qu’il ferait du bon travail. Il s’appelait Sherdley. Sa grande sacoche de cuir paraissait aussi lourde que celle de mon maître, que j’avais emportée avec moi et mise dans la grange.
Sherdley posa son sac à six pieds de son patient et, sans s’occuper de la femme, toujours secouée de sanglots, il commença à l’examiner.
Je me plaçai derrière lui, un peu sur le côté, de façon à voir le mieux possible. Avec précaution, il souleva la soutane noire du prêtre pour découvrir ses jambes. La droite était maigre, blanche et presque dépourvue de poils. Mais la gauche, celle dont le gobelin s’était emparé, était rouge et enflée, boursouflée de grosses veines violettes, qui se teintaient de noir là où le membre disparaissait dans la fente du sol.
Le médecin secoua la tête et relâcha très lentement son souffle. Puis il s’adressa à la femme, à voix si basse que j’eus du mal à entendre :
— Il va falloir la couper, c’est sa seule chance.
À ces mots, les pleurs de la malheureuse reprirent de plus belle. Le praticien me regarda et me fit signe de l’accompagner.
Quand nous fûmes dehors, il s’adossa au mur et soupira :
— Dans combien de temps serez-vous prêts ?
— Nous, dans moins d’une heure, docteur. Le reste dépend du maçon. C’est lui qui fournira la pierre.
— Si on attend davantage, il est perdu. Pour dire la vérité, il n’a guère de chances de s’en tirer. Je ne peux même pas lui administrer un anesthésiant, car son corps ne supporterait pas deux doses de suite, or il lui en faudra une au moment de l’amputation. De toute façon, le choc risque de le tuer. S’il tient le coup, il devra être transporté tout de suite après, ce qui n’arrangera pas son état.
Je haussai les épaules. Je ne voulais même pas y penser.
— Tu as l’habitude de ce travail ? me demanda le docteur en me dévisageant avec attention.
— M. Gregory m’a tout expliqué, dis-je en tâchant de prendre un ton assuré.
En vérité, il ne me l’avait pas expliqué une fois, mais des douzaines ! Et, à chaque fois, il avait exigé que je répète le processus, encore et encore, jusqu’à ce qu’il se déclare satisfait.
— Nous avons eu un cas semblable il y a quinze ans, reprit le médecin. Malgré tous nos efforts, l’homme est mort. C’était pourtant un jeune fermier, bâti comme un colosse. Croisons les doigts ! Les vieux sont parfois plus résistants qu’on imagine.
Il y eut un long silence, que je finis par briser en signalant un détail qui me tourmentait :
— Docteur, vous savez que j’aurai besoin d’un peu de son sang…
— On n’apprend pas à un grand-père à gober des œufs, grommela-t-il.
Avec un sourire fatigué, il désigna la rue pavée qui menait à Horshaw :
— Tiens, voilà le maçon. Va faire ton boulot et laisse-moi m’occuper du mien !
Je perçus en effet le roulement d’une charrette qui approchait. Je retraversai donc le cimetière pour voir où en étaient les terrassiers.
La fosse était prête, et ils avaient déjà assemblé la plate-forme de bois sous le chêne. L’aide, grimpé dans l’arbre, fixait le système de levage à une branche solide. C’était un appareil en fer, de la taille d’une tête, suspendu à des chaînes et muni d’un gros crochet. Il devrait supporter le poids de la pierre et permettre de la positionner avec la plus extrême précision.
— Le maçon est arrivé, leur annonçai-je.
Les deux hommes me suivirent aussitôt jusqu’à l’église.
Un autre cheval attendait au bord de la route, attelé à une charrette sur laquelle était couchée la pierre. Le maçon sauta à terre en évitant mon regard. Il ne semblait pas particulièrement heureux d’être là. Sans perdre de temps, nous conduisîmes l’attelage vers le champ, à l’arrière du cimetière.
Arrivé près du chêne, le maçon glissa le crochet dans l’anneau fixé au centre de la dalle pour la hisser hors de la charrette. Les dimensions étaient-elles justes ? On le saurait bientôt. En tout cas, le maçon avait placé correctement l’anneau, car la dalle pendait au bout de la chaîne dans un équilibre parfait.
On la mit en position, à deux pas du bord de la fosse. Le maçon m’apprit alors une mauvaise nouvelle : sa plus jeune fille était très malade, atteinte de cette même fièvre qui se répandait dans tout le Comté et retenait l’Épouvanteur au lit. Sa femme était au chevet de la fillette, et il repartirait sans tarder.
— Je suis désolé de ne pouvoir vous aider à mettre la dalle en place, dit-il, croisant mon regard pour la première fois. Mais vous n’aurez pas de problème, c’est une bonne pierre, je vous le garantis.
Je le crus. Il avait agi de son mieux et préparé la dalle au plus vite. Aussi le payai-je et le renvoyai-je avec les remerciements de l’Épouvanteur, les miens, et mes vœux de meilleure santé pour sa fille.
Les maçons ne savent pas que tailler les pierres, ils sont également experts pour les mettre en place. J’aurais préféré qu’il soit là, au cas où quelque chose clocherait. Cependant, les terrassiers étaient de bons ouvriers. Il me fallait juste garder mon calme pour ne pas commettre quelque erreur stupide.
Je devais d’abord enduire entièrement de colle les parois de la fosse ; puis la face interne de la pierre, avant qu’elle soit abaissée.
Je sautai donc au fond du trou et, armé d’une brosse, je me mis à la tâche à la lumière de la lanterne tenue par l’aide-terrassier. Je ne pouvais me permettre d’oublier la plus minuscule surface, car cela suffirait au gobelin pour s’échapper. Cette fosse ne mesurant que six pieds de profondeur au lieu de neuf, je devais me montrer d’autant plus scrupuleux.
La mixture imprégnait bien la terre, ce qui était une bonne chose : elle ne risquerait pas de se craqueler et de tomber par plaques lorsque le sol se dessécherait en été. Le plus difficile était de juger de la quantité à appliquer pour que la couche soit d’une épaisseur suffisante. Mon maître m’avait dit que le coup de main venait avec l’expérience. Jusqu’alors, il avait toujours été là pour superviser mon travail et ajouter la touche finale. Pour la première fois, je devais me débrouiller seul.
Mon ouvrage achevé, je m’extirpai de la fosse et examinai ses rebords. Une rainure de treize pouces – correspondant à l’épaisseur de la pierre – en faisait le tour, pour que la dalle s’y emboîte sans laisser le plus petit interstice par où le gobelin pourrait se glisser.
Je terminais mon inspection quand un éclair illumina le ciel. Quelques secondes plus tard, le tonnerre gronda. L’orage se dirigeait vers nous.
Je retournai à la grange pour y prendre un outil fort utile que l’Épouvanteur appelait « l’assiette-appât ». Il s’agissait d’un plat creux en métal, avec trois trous sur les bords, à égale distance les uns des autres. Je le sortis de mon sac ainsi qu’un rouleau de fines chaînes, que je fourrai dans ma poche. Puis je courus à l’église prévenir le docteur que j’étais prêt.
Dès que j’ouvris la porte, je fus saisi par une forte odeur de goudron. À gauche de l’autel brûlait un petit feu. Au-dessus, accroché à un trépied, le contenu d’un pot bouillonnait en crachotant. Le docteur Sherdley utiliserait le goudron pour stopper l’hémorragie. La plaie ainsi cautérisée, l’infection ne gagnerait pas le haut de la jambe.
Je souris en découvrant où le médecin avait trouvé du bois pour son feu. Dehors, tout était trempé. Il avait donc utilisé les seuls matériaux secs disponibles : il avait taillé un banc en pièces. Le père Gregory n’apprécierait guère, mais si ça devait lui sauver la vie… De toute façon, il était à présent inconscient, la respiration ralentie. Cet état persisterait plusieurs heures, jusqu’à ce que les effets de l’anesthésiant se soient dissipés.
De la fente du sol montait l’affreux bruit de succion produit par le gobelin, qui continuait d’aspirer le sang du prêtre. La créature, trop absorbée par son effroyable repas, ne se doutait pas que nous étions sur le point d’y mettre un terme.
Le docteur et moi n’échangeâmes pas un mot, juste un signe de tête. Je lui tendis le plat pour qu’il y recueille le sang dont j’avais besoin. Il prit une scie dans son sac et posa les dents de métal, froides et pointues, contre l’os de la jambe, juste au-dessous du genou.
La femme était toujours là. Les yeux fermés, elle marmonnait des mots indistincts. Je supposai qu’elle priait, et il me parut évident qu’elle ne nous serait d’aucun secours. Aussi, frissonnant, je m’agenouillai à côté du docteur.
— Inutile que tu voies ça, me dit-il. Tu seras sûrement témoin de choses bien pires, un jour ou l’autre ; mais, aujourd’hui, ce n’est pas nécessaire. Va, petit ! Occupe-toi de ton travail, je me charge du mien. Envoie-moi seulement les deux autres pour qu’ils m’aident à transporter cet homme sur la charrette quand j’en aurai terminé.
Moi qui serrais déjà les dents pour me préparer au spectacle, je ne me le fis pas répéter. Je retournai vers la fosse, soulagé. Avant que j’y sois parvenu, un cri aigu s’éleva, suivi de pleurs déchirants. Ce n’était pas le prêtre qui hurlait, il était sans connaissance. C’était la femme.
Les terrassiers avaient remonté la dalle, après s’être assurés qu’elle fermait hermétiquement la fosse, et en étaient la boue. Je les envoyai à l’église pour qu’ils prêtent main-forte au médecin, puis je plongeai la brosse dans le reste de colle et enduisit méticuleusement le dessous de la pierre.
À peine avais-je eu le temps d’apprécier mon ouvrage que l’aide-terrassier revenait avec le plat rempli de sang, prenant grand soin de ne pas en renverser une goutte. L’assiette-appât était une pièce capitale du dispositif. L’Épouvanteur en possédait une collection à Chipenden, et toutes avaient été conçues selon ses indications.
Je tirai les chaînes de ma poche. Il y en avait une longue, munie d’un anneau, d’où partaient trois autres, plus courtes, chacune garnie à son extrémité d’un crochet de métal. Je glissai les trois crochets dans les trous percés sur le rebord du plat. Lorsque je soulevai la chaîne principale, l’assiette-appât se trouva suspendue à l’horizontale ; il ne me fut pas difficile de la faire descendre au fond de la fosse et de la déposer doucement sur le sol.
En revanche, libérer les trois crochets exigeait une réelle habileté. Il fallait relâcher les chaînes de sorte que les crochets tombent d’eux-mêmes sans remuer le plat, pour ne pas perdre de sang.
J’avais passé des heures à m’entraîner et, malgré ma nervosité, je réussis à déloger les crochets du premier coup.
Je n’avais plus qu’à attendre.
Comme je le disais, les éventreurs sont les plus dangereux des gobelins, parce qu’ils se repaissent de sang. Ils sont vifs et très rusés, sauf quand ils sont occupés à se nourrir. Leur esprit s’engourdit alors, et ils mettent un certain temps à réagir.
Le mollet du prêtre était toujours coincé dans la fissure du carrelage de l’église, et le gobelin continuait d’absorber le sang, lentement, pour faire durer son plaisir. C’est le comportement habituel d’un éventreur. Il ne pense à rien d’autre qu’à aspirer. Puis il s’aperçoit que le chaud liquide se tarit. Et il en veut encore ! Mais tous les sangs n’ont pas la môme saveur, et l’éventreur aime le goût de celui qu’il vient de déguster. Il l’aime énormément…
Lorsque la créature découvrirait que le corps n’était plus attaché à la jambe, il partirait à sa recherche. Le médecin avait donc réclamé l’aide des terrassiers pour transporter rapidement le prêtre sur la charrette. Il était maintenant sorti de la ville, et chaque claquement de sabots l’éloignait un peu plus du gobelin assoiffé.
Un éventreur possède autant de flair qu’un chien de chasse. Il saurait vite dans quelle direction on emportait sa proie et comprendrait qu’elle lui échappait. Il sentirait alors qu’il y avait encore, tout près, un peu de ce sang délicieux…
Voilà pourquoi j’avais mis le plat dans la fosse. Voilà pourquoi on l’appelait l’assiette-appât. C’était la ruse pour attirer le gobelin dans le piège. Dès qu’il serait dedans, à s’abreuver, il ne faudrait pas traîner. On ne pouvait commettre la moindre erreur.
Je levai les yeux. L’aide-terrassier était debout sur la plate-forme, la main sur le levier qui abaisserait la pierre. Le patron se tenait face à moi, prêt à fixer la dalle dès qu’elle serait emboîtée. Ni l’un ni l’autre ne semblait effrayé, pas même nerveux, et je trouvai réconfortant de travailler avec des gens de cette trempe, des gens qui connaissaient leur métier. Nous tiendrions chacun notre rôle, nous ferions ce qu’il y avait à faire, avec efficacité. Je me sentais bien ; j’étais à ma place.
Tranquillement, nous attendîmes l’éventreur.
Au bout de quelques minutes, je perçus son approche. On aurait cru le vent sifflant entre les arbres.
Mais ce n’était pas le vent. Il n’y avait pas le moindre mouvement d’air, et, dans une étroite bande de ciel piquetée d’étoiles, entre un nuage et l’horizon, un croissant de lune ajoutait sa pâle clarté à la lumière de la lanterne.
Les terrassiers, eux, n’avaient rien entendu. Ils n’étaient pas le septième fils d’un septième fils, comme moi ! Je les avertis :
— Il arrive ! Guettez mon signal !
Le bruit était devenu strident, presque un cri, accompagné d’un autre son : une sorte de grognement sourd. La créature traversait le cimetière ; elle avançait à vive allure, fonçant droit vers le plat rempli de sang, au fond de la fosse.
Contrairement aux gobelins ordinaires, un éventreur est plus qu’un simple ectoplasme, surtout quand il est repu. Pourtant, la plupart des gens ne le voient pas ; en revanche, ils le sentent fort bien, si par malheur il s’attaque à leur chair !
Moi-même, je ne distinguais pas grand-chose – sinon une forme vague teintée de rouge. Puis un souffle me frôla le visage, et l’éventreur sauta dans la fosse. Je lâchai :
— Maintenant !
Le terrassier fit signe à son aide, qui resserra sa prise sur la chaîne du levier. À cet instant, un bruit monta du fond de la fosse, et, cette fois, nous l’entendîmes tous les trois. Jetant un bref regard à mes compagnons, je vis leurs yeux écarquillés, leur bouche ouverte. L’éventreur lapait le sang du plat. C’étaient les claquements d’une langue monstrueuse, mêlés aux reniflements féroces d’un gros Carnivore. Dans une minute, il aurait fini. Il flairerait alors un autre sang, le nôtre…
L’aide relâcha la chaîne, et la dalle descendit à une vitesse régulière. Je la guidais d’un côté, le terrassier de l’autre. Si la fosse avait été creusée avec précision, si la pierre était exactement aux dimensions prévues, il n’y aurait pas de problème. C’est ce que je me répétais. Mais je ne cessais de penser au pauvre Billy Bradley, le dernier apprenti de l’Épouvanteur, qui avait tenté de piéger ainsi un éventreur. La pierre avait dérapé, coinçant la main du garçon. Avant qu’on ait pu la relever, le gobelin avait mangé ses doigts et aspiré son sang. Il était mort peu après. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à m’ôter cette histoire de la tête.
L’essentiel était de fermer hermétiquement la fosse avec la dalle, sans laisser ses doigts dessous, bien sûr !
Le terrassier contrôlait le mouvement. À son signal, la chaîne s’arrêta, laissant la pierre en suspension à moins d’un pouce au-dessus du trou. Il se tourna vers moi, le visage grave, et leva un sourcil. Je donnai encore une poussée imperceptible, de sorte que la dalle me paraisse en parfaite position. Je vérifiai une dernière fois, puis acquiesçai d’un hochement de tête.
Un tour de chaîne, et la pierre s’incrusta dans la rainure, enfermant le gobelin.
Un hurlement de rage s’éleva de la fosse. Mais ça n’avait plus d’importance, parce que la créature était emprisonnée. Désormais, elle ne nous effrayait plus.
— Du beau boulot ! s’exclama l’aide-terrassier en sautant de la plate-forme, un sourire jusqu’aux oreilles. Ça s’est ajusté au poil !
— À croire que c’était fait exprès ! fit le terrassier, pince-sans-rire.
Je me sentais infiniment soulagé, content que tout soit achevé.
Un coup de tonnerre éclata soudain, tandis qu’un éclair déchirait le ciel, illuminant la pierre. Je découvris alors l’inscription que le maçon y avait gravée et qui me remplit de fierté :
β I
Ward
La grande lettre grecque bêta, barrée d’une ligne diagonale, signifiait qu’un gobelin était enfermé là. À droite, le I en chiffre romain prévenait qu’il s’agissait d’une créature dangereuse de première catégorie. Il existait dix catégories, et les gobelins classés de un à quatre étaient des tueurs. En dessous était écrit mon nom, Ward, attestant que j’avais accompli ce travail.
Je venais d’entraver mon premier gobelin. Un éventreur !